Abhatoo - Centre Nationale de Documentation

Face à la décadence de la pratique médicale scientifique arabe, la restauration de l'Etat sanitaire du pays faisait partie des priorités que s'était assignées le gouvernement du protectorat au Maroc. On peut tout particulièrement juger des effets de la politique de "pacification", selon l'expression coloniale, dans le domaine de la psychiatrie. Le désir d'introduire cette science avec ses nouvelles techniques, allait de pair avec une politique soucieuse de ne point heurter les "mentalités", de comprendre et d'écouter pour être plus facilement adoptée. Cette attitude contrastait avec la brutalité qui accompagnait la colonisation dans d'autres pays. Cet attrait, voire cette fascination qu'exerçait sur lui le Maroc se retrouvait chez nombre de ses contemporains qui choisirent ce pays pour s'expatrier. Pays d'exotisme, de mystère et d'étrangeté dans lequel les étrangers pouvaient retrouver ou refaire des légendes. Ils allaient tenter de recouvrer ce que l'Occident avait perdu ou refoulé. Or, une de leurs redécouvertes touchait au pouvoir des saints. Les saints sont innombrables au Maroc. Le marabout, terme désignant le tombeau, mais aussi le saint Iui-même, fait office de lieu de culte, de prière et de soins. Le pouvoir de guérir toutes les maladies est attribué aux saints et de leur vivant, leurs paroles sont écoutées comme des oracles. La folie, avec ses mystères, ses secrets, sa puissance de déraison et d'inspiration est toute désignée pour se manifester de manière privilégiée au marabout. Elle a partie liée avec la croyance aux démons, les procédés de sorcellerie et toutes les forces occultes. Elle fait intervenir les pratiques religieuses, les conduites magiques et les guérisseurs : autant de remèdes, dans la tradition, pour délivrer ceux qui sont "possédés". Durant soixante années de présence psychiatrique française (1910-1970), il n'y eut que trois praticiens marocains qui ne commencèrent à pratiquer qu'à la fin de la dernière décennie. C'est dire que l'implantation et le développement de cette discipline furent entièrement laissés, au cours de cette période, aux mains des français qui suivaient naturellement les courants théoriques et les découvertes de leur époque. Au Maroc, la présence de psychiatres fut plus subtile et plus nuancée. Comme les autres médecins que Lyautey avait désignés comme agents de pacification, ils pouvaient pénétrer dans les foyers, les esprits et les cœurs. Ils cherchaient à percer le secret des symptômes et des crises en tentant de les rendre intelligibles par le biais d'une grille de lecture occidentale. Cependant, ils faisaient ressortir les différences, insistantes, qu'ils observaient entre les patients occidentaux et les patients maghrébins et tentaient de définir les caractéristiques de la "mentalité" et de la "personnalité" de ces derniers. Ils rejoignaient le plus souvent les préjugés de l'époque et s'inscrivaient consciemment ou inconsciemment dans le "projet civilisationnel par lequel l'européano-centrisme conditionnait le regard et dictait les conduites à tenir. La psychanalyse pouvait-elle échapper à ce regard et à ce pouvoir ? Allait-elle favoriser l'ouverture des praticiens à une autre civilisation en découvrant l'universalité des conduites inconscientes ? Ou bien, au contraire, accentuer la notion de différence entre les individus, les cultures et les peuples, sans se détacher, donc, de la psychiatrie, avec ses normes et ses catégorisations ? Ce document a pour objectif de retracer les premiers pas des premiers psychanalystes français au Maroc où les étapes de l'introduction de la discipline freudienne sont liées à l'histoire du pays et à celle de la France. Son développement est subordonné aux conditions dans lesquelles elle s'est exercée. L'objectif étant d'interroger le passé qui sous-tend la pratique psychiatrique et psychanalytique dans ce pays.